Partagée entre un passé douloureux et la promesse d’emplois, une nouvelle génération d’Amérindiens se bat pour faire valoir ses droits sur les richesses de son territoire : un eldorado minier abandonné où resurgissent les prospections.
Par JACQUES DENIS
«Les négociations sont au point mort ! Ni Québec ni Ottawa ne nous répond ! Cette occupation peut durer trente ans, on est chez nous ici. La plupart des premières nations soutiennent notre cause.»
Visage taillé à la serpe, pas un pet de graisse, Real McKenzie, l’éloquent chef de bande a des accents de tribun, clamant que l’histoire du Canada s’est construite au mépris du droit des siens. Chef de bande, équivalent du maire dans les zones réservées, ce vaillant quinquagénaire dit aussi qu’il y a beaucoup de colère à Schefferville, une ville du Far North québécois. Ancienne cité minière, sinistrée durant trente ans, Matimekush, nom de la réserve de Schefferville, est promise à un bel avenir : avec les demandes croissantes de la Chine et de l’Inde, les matières premières ont la cote et les sociétés minières prospectent depuis quelques années dans cette région qui regorge de fer. Les plus optimistes évaluent les réserves à plus de 300 millions de tonnes. De quoi donner des ailes au magnat de la sidérurgie Tata Steel, qui a investi au moins 300 millions de dollars (220 millions d’euros) dans un projet à Schefferville, en partenariat avec New Millenium Capital Corp, dont il est actionnaire.
Tipis plantés à la hâte
Tout semble reparti de plus belle. Sauf que ces travaux de prospection ont fait resurgir une histoire douloureuse pour la communauté autochtone, les Innus. D’irréductibles Amérindiens qui, cette fois, entendent bien de pas se laisser flouer. Début juin, ils ont barré l’unique voie qui mène aux mines et planté des tipis à la hâte. Il y a même le traditionnel shaputuan, le lieu de réunion où aînés et ados palabrent en innu. A partir de là, bienvenue à «Innu Land», comme écrit sur une bannière. En fait de la toundra à perte de vue, parsemée de panneaux «Danger» qui préviennent de la présence de trous d’eau boueuse. Les anciennes exploitations minières à ciel ouvert ressemblent à d’immenses saignées dans ce paysage lunaire, des plaies jamais refermées. «Tu vois cette cabane, elle a une sacrée histoire. En 1954, c’est là que Terre-Neuve, Québec, le Canada et la minière Iron Ore ont signé l’entente sur le dos des Innus. Ce fut le début de notre galère !» Real McKenzie incarne la «nouvelle» génération. Né «dans les bois», grandi à Schefferville, il est parti étudier à Québec, Saguenay et Montréal. Et puis il en est revenu pour piloter les avions et hydravions qui sillonnent la région, mais aussi les destinées de sa communauté entre 1988 et 1995. «A l’époque de la première mine, les chefs, ne parlant pas les langues, ont signé de mauvais accords.» Aujourd’hui, les héritiers maîtrisent leur dossier. Et «les jeunes ne veulent pas que ça recommence», assure l’aîné de la famille Vollant, qui a trimé à la mine jusqu’en 1982, l’année de sa fermeture.
A l’orée des années 50, la cité minière n’existe pas, ce n’est encore qu’un simple lieu de rendez-vous des tribus indigènes pour la chasse aux caribous, un traditionnel territoire de trappe. Autour de maigres lacs bordés de montagnes à la végétation rase, Schefferville va littéralement sortir de terre. La prospère pionnière baptisée du nom du vicaire Scheffer devient vite un eldorado où émigre une population venue de tout le Canada mais aussi des autochtones de la région, des nomades qui vont s’y sédentariser. Quelques familles innues bientôt rejointes par deux cents Naskapis, des anglophones débarqués de Fort McKenzie à l’été 1957, vont demeurer là, en périphérie du mirage économique. «La ville, c’était toute la propriété de la compagnie» résume monsieur Vollant. Du haut de ses 74 ans, il a connu cette terre encore vierge, «quand la rivière Moisie était notre autoroute». C’était avant le chemin de fer, avant qu’il s’établisse en ville. «On logeait dans des boîtes de beurre à l’époque. C’est comme ça qu’on appelait nos baraques.»
Des nuits à jouer au bingo
A ses côtés, Paul-Emile Fontaine, ancien chef de Maliotename, la réserve innue de Sept-Iles à 500 km plus au sud, garde un souvenir amer de cette expérience. «Les Innus n’ont récupéré que les boulots dont personne ne voulait. Tout a été fait pour empêcher notre promotion.» Au plus fort de son essor, quand elle accueille en 1976 les jeux d’hiver de l’Arctique, Schefferville aligne des infrastructures toutes neuves : une piscine olympique et une salle multisport, trois écoles et autant d’églises, deux banques et un cinéma, des boutiques et même et un hôpital moderne de 33 lits. Plus de 5 000 âmes y vivaient alors, moins du tiers désormais. «En restant sur place, on a maintenu les infrastructures : gare, voies ferrées, aéroport, routes… Si on avait suivi le mouvement, la zone serait désertée. Et il faudrait tout reconstruire !» Face au siège du conseil de bande, pas un chat, un chien hurle au loin, et Real McKenzie s’obstine. «Le retour de la mine, c’est une lumière au bout du tunnel.» Une porte de sortie après trois décennies plombées.
Derrière les 4 x 4 flambant neufs, souvent payés par les allocations, les façades proprettes des maisons alignées et les ventres bien portants des Innus se cache une vie à ne rien faire, un vide culturel. D’interminables nuits rythmées par le bingo, l’institution dans toutes les familles autochtones. Quelques cases cochées pour tuer le temps qui passe mal. «Notre territoire a été dilapidé de ses ressources sans notre consentement et sans aucune incidence positive sur notre communauté. Lorsque les gouvernements ont mis fin aux opérations minières, ils ont également condamné la ville en la privant d’activités, sans tenir compte de notre présence et sans se soucier de nos droits. C’est inacceptable !» Real McKenzie peut compter sur le soutien de l’Alliance stratégique innue qui représente environ 12 000 personnes, soit 70 % des membres de cette nation vivant au Québec, mais aussi sur la majorité de la population locale, qui l’a d’ailleurs réélu le 7 juillet dernier.
Amphétamines, coke…
«La solution passe par l’école et un retour aux racines.» Cette injonction de Real McKenzie, Jean-Pierre Donat en est l’incarnation. Depuis 2009, il est le directeur de l’école Kanatamak, «un nom qui peut se traduire par aller chercher ce qui nous appartient : notre identité, nos ressources». Ce quadragénaire est un rescapé d’une génération fracassée, des bataillons intoxiqués à la télévision et ravagés par les drogues : PCP, amphétamines, coke… Serge Ashini Goupil a lui aussi échappé au carnage. Né en 1970 à Schefferville, avant de suivre son père, un Blanc marié à une Innue, plus au Sud, ce métis est le cousin de Real McKenzie avec lequel il partage l’envie de changer le cours d’une histoire qui s’écrit sans eux. Comme lui, après la fac, il a choisi de retourner sur la terre de ses ancêtres, pour y développer un modèle de tourisme durable, une pourvoirie (ces lieux dédiés à la trappe et à la chasse qui abondent dans la région) écolo. «Quand l’argent sera géré de manière autonome, ça va changer la dynamique. On était toujours en attente d’aides, on va devenir pro-actifs. Voilà ce qu’exprime la barricade dressée sur les hauteurs de la ville : soixante-dix ans de négation d’une identité. Les Innus sont en train de se responsabiliser.» A l’écouter, l’heure est au retour à l’indianité et au respect de droits ancestraux.
«Our rights before jobs and agreements», prévient un slogan au pied de la barricade. Cette histoire, c’est une affaire de territoire spolié il y a bien longtemps. «Schefferville est assise sur la frontière entre le Québec et le Labrador-Terre-Neuve. Au motif qu’il détient le permis d’exploitation, Labrador impose que les retombées économiques soient avant tout au bénéfice de sa province. C’est là tout le problème… Nous n’avons droit qu’au reste, n’étant pas du bon côté d’une frontière qui, pour nous, n’existe pas !» Tout en bloquant l’exploitation minière, McKenzie veut démontrer au niveau fédéral que le litige est avant tout constitutionnel : «Nos revendications pourraient bien déranger du monde !» Quelles sont-elles ? «Environ 150 000 km2 de territoire à partir du centre de Matimekush tant du côté Labrador que Québec. Et si tu ajoutes Uashat Maliotenam : 250 000 km2. Si tu réunis l’alliance stratégique des cinq chefs : cela représente plus de 500 000 km2 ! Ce sont nos terres ancestrales. Les gouvernements de Québec et du Labrador savent très bien que la question est trop touchy pour imposer des solutions sans négociations. C’est une bombe à retardement s’ils osent faire cela», insiste le chef de bande.
Main basse sur les terres d’un simple clic
Condamné dès avril 1999 par les Nations unies pour sa «politique d’extinction des droits des Innus», le Canada est un des très rares pays, avec les Etats-Unis, à ne pas avoir signé la Déclaration sur les droits des peuples autochtones en 2007. Ni la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (1), qui prévoit une large autonomie des premières nations sur l’usage des ressources naturelles de leurs territoires. «L’histoire de ce pays est émaillée de violations des traités successifs entre les autochtones et les gouvernements. La prospérité économique s’est construite sur la dépossession et le génocide de ces communautés», soutient William Sacher, expert sur la question minière et sympathisant de la coalition citoyenne «Pour que le Québec ait meilleure mine». «Au Québec, la loi des mines est au-dessus de la loi municipale, mais aussi de la propriété privée. Elle permet aux entreprises de délimiter leurs territoires d’exploration par un simple clic depuis leurs bureaux de Toronto, sur plus de 85 % de la superficie de la province et, le cas échéant, d’exproprier les propriétaires récalcitrants. Alors les histoires de droits ancestraux dans tout ça, c’est juste du folklore !»
Amir Kadir, l’unique député de Québec solidaire (2), parle d’une «culture de prédation des sociétés minières» . «Le Québec est aux mines ce que l’Arabie Saoudite est au pétrole : un minéralo-Etat.» La Bourse de Toronto héberge près de 60 % des sociétés minières mondiales. «Au cours des six dernières années, 23 milliards de dollars sont sortis des sous-sols et l’Etat n’a touché que 2 % : 400 millions ! C’est scandaleux. En fait, le Québec paie les minières à venir extraire nos richesses, et la seule contrepartie est l’emploi. Comme si être embauché était un privilège !» A Schefferville, autrefois ville-champignon puis friche à l’abandon, et désormais terrain de prospection, on connaît bien la rengaine. La radio communautaire diffuse chaque heure des spots payés par Labrador Iron Mines qui invitent «les membres de la bande à venir collaborer». «La compagnie nous offre 17 boulots ! Une misère», tempête Philippe Vollant. D’autant que la main-d’œuvre autochtone, bien utile lors des phases préparatoires, se retrouve reléguée à des postes subalternes lors de l’exploitation. Sur cette question de l’emploi, Real McKenzie ne lâchera pas (non) plus. Avec un chômage avoisinant les 60 % et une jeunesse représentant plus de 50 % de la population, l’enjeu est de taille.
Les Naskapis négocient, les Innus font grève
Ce mal endémique frappe tout autant l’autre communauté, un petit millier de Naskapis installés dans la réserve de Kawawachikamach, à une dizaine de kilomètres de Schefferville. Mais eux ont signé un accord avec New Millenium. Au conseil de bande, John Mameanskum s’en explique : «Le défi est de pouvoir mettre au travail des jeunes qui n’ont connu que le chômage. Cet accord ne signifie pas que l’on n’oublie tout du passé, ni que l’on accepte la position intransigeante de Labrador-Terre-Neuve quant aux frontières. De toute façon, ce sont les caribous qui déterminent nos territoires, pas Ottawa. Il s’agit juste d’un contrat de business, renégociable. C’est toujours mieux que rien.» Bras droit du chef naskapi, le très officiel vice-président de la société de développement, également directeur général des affaires municipales, est un businessman, qui fait de la realpolitik, pas la politique de Real. Les Naskapis sont anglophones, les Innus francophones : deux nations que la tradition distingue. «Nous avons coutume de nous asseoir autour de la table, eux préfèrent faire la grève», résume Philippe Einich, l’ancien chef Naskapi qui regrette «cette rupture avec nos frères». Réponse de Real McKenzie, furieux : «L’unité a été brisée par la loi de l’argent tout-puissant. Il n’est pas question de dissocier les questions territoriales et économiques comme l’ont fait les Naskapis.»
Début septembre, la situation s’est enfin débloquée, la minière installe ses engins. «Nous avons levé temporairement la barricade parce que les gouvernements ont participé à la négociation, comme nous le souhaitions. En principe, ils ne font que valider les mesures sur l’impact environnemental, mais pour tous les volets économiques, ce sont les promoteurs qui négocient. Leur stratégie va être sans doute de compenser financièrement ce que les compagnies ne peuvent nous offrir. Ce sera une manière d’acheter la paix», résume Real McKenzie. La communauté innue a reçu en guise d’acompte 700 000 dollars, une bagatelle vus les profits escomptés… Ce n’est qu’un premier round, avant de nouvelles négociations prévues après l’hiver. Real McKenzie ne crie pas pour autant victoire. «La poursuite de notre lutte dépend des ententes qui vont être déposées. Nous avons soumis quinze sujets à négocier, et nous nous sommes engagés verbalement à nous asseoir autour d’une table, sans rien signer. L’histoire nous a appris à nous méfier.»
(1) Institution tripartite de l’ONU qui rassemble gouvernements, employeurs et travailleurs de ses Etats membres dans une action commune pour promouvoir le travail décent à travers le monde. (2) Parti de gauche créé en 2006. Amir Kadir a été élu fin 2008, à l’Assemblée nationale.